15 décembre 2006

Bzjeurd

Drôle de titre... Olivier Sillig est Suisse, c'est aussi un artiste, il a un site web passionant... J'ai découvert tout cela après avoir pris ce roman à la bibliothèque, l'avoir lu d'un aller-retour de RER, et en avoir conclu que décidément, la Suisse est un pays plein de bonnes choses.

Non, je ne le raconterai pas, je redonnerai juste un bout de l'extrait du site web. À lire.
Dans ce pays, les gens disent "la Terre" pour désigner la terre. Ils disent "la Mer", pour désigner la mer. Et ils parlent des Limbes pour désigner les limbes. Quand ils ne sont pas chez eux, ils sont en mer ou sur les limbes. Et sur les limbes, la terre c'est des archipels, quelquefois, mais c'est plus souvent des îles ou des îlots isolés.
Pour aller d'une terre à l'autre, il faut généralement une carte et une boussole que le voyageur porte autour du cou et qui bien souvent lui fournira l'unique repère pour atteindre son but. Certes, des passages ont été balisés, mais il faut alors constamment les rectifier, car ils sont sans cesse déroutés par la mouvance des limbes. Et l'installation de ces accès ou leur entretien se heurte à la prudence des habitants des terres.
Même du haut de son cheval, l'horizon de Bzjeurd est limité, comme sur une mer où les rares vagues se seraient figées, refusant d'ouvrir ces coïncidences de creux qui permettent aux marins d'anticiper le lointain. Mais Bzjeurd mène son cheval avec assurance car depuis ce matin il est en territoire connu. Les limbes d'ici sont relativement stables et une année ne suffit pas à les remodeler entièrement.
Sous les grandes sangles de la selle il a pu ranger les carrés que, hier encore, il avait dû utiliser. Ce sont des pièces de bois, plus larges à l'arrière qu'à l'avant, avec une moulure de bois dur en arc de cercle pour y loger le sabot du cheval qu'on immobilise avec des courroies de cuir. Les quatre carrés, s'ils ralentissent énormément le cheval sur un sol stable, lui permettent de passer sa route quand les limbes deviennent mouvants. Sans eux, les fines jambes du cheval s'enfonceraient immanquablement, ralentissant jusqu'à l'immobilité une marche épuisante.
En plus des carrés, tout voyageur qui s'aventure sur les limbes est encore équipé de la planche. Il peut la glisser sous les flancs de sa bête quand même les carrés ne suffisent plus à les supporter. La planche, que l'on transporte fixée à la selle, a permis à de nombreux cavaliers de sauver leur cheval ou tout au moins, leur vie.
Bzjeurd force le pas. Mais il laisse les rênes lâches. De temps en temps il flatte sa monture à la base de l'encolure, tout près de la selle.
-Va, Capour.
Bzjeurd est un homme. Il a dix-neuf ans et à dix-neuf ans, après une année d'absence, on est un homme. Il est petit, costaud bien que fin, musclé. Il a la peau très blanche - seuls les marins ont la peau hâlée, les cheveux très noirs, suffisamment courts pour qu'on y distingue encore la spirale de leur implantation. Seuls des yeux très foncés le différencient des autres terriens de la région. Il porte autour du cou, à un lacet, une amulette. C'est un chaman de Zobeïde qui la lui a donnée. Selon lui, si la matière jaune qui constitue ce portebonheur vire au rouge, son porteur mourra peu de temps après. Et Bzjeurd s'était demandé si la plaquette virerait vraiment au rouge peu avant sa mort.
Là! Capour!
[...]
C'est pourquoi, dans tous les villages, le paysagiste est un homme très important. Il désigne son successeur et le forme pendant de longues années. Celui d'ici avait choisi Bzjeurd et Bzjeurd était parti faire son tour de compagnon. Maintenant il rentre pour être initié à cet art difficile. C'est réellement d'initiation qu'il s'agit car le paysagiste est considéré comme le sage du village. Souvent on l'interroge sur des choses qui dépassent largement les problèmes du sol. Il est, en quelque sorte, à lui tout seul, le rempart du village contre les limbes. Ou plutôt, contre les mouvements des limbes. Et les limbes ne sont pas la seule chose que le terrien redoute quand il scrute l'horizon rapproché.
Bzjeurd a déjà passé les drains, il est à pied, menant Capour par la bride. La rue est déserte, mais il y a une femme, en noir, assise sur le pas de sa porte. C'est la vieille Kataïna, elle lui tourne le dos, mais il la reconnaît à sa silhouette. Il s'approche d'elle. De son index tendu, sa main posée sur le genou, elle indique le centre du village. Ses yeux sont immobiles. Elle a juste un peu de sang coagulé aux commissures des lèvres. A la couleur de sa peau Bzjeurd constate qu'elle n'est pas morte depuis longtemps. Il s'arrête, hésite, puis continue dans la direction que depuis hier déjà elle semble avoir voulu indiquer.
La place est jonchée de cadavres épars. Ils baignent dans leur sang. Seuls les enfants ont ce sourire d'angoisse terrifiée d'avoir aperçu la mort juste avant qu'elle ne les frappe. Bzjeurd attache Capour à un des gros anneaux de fer de la fontaine. Mais Capour n'y touche pas, car l'homme agenouillé qui semble y boire a déjà teinté de rouge l'eau de l'abreuvoir, des caillots bruns flottent à la surface.
Bzjeurd parcourt les corps. Il les identifie, les reconnaît, et se les nomme à voix basse. Tout le village est là. Seuls les très jeunes femmes et les enfants mâles de moins de cinq ans manquent. Il a vu sa mère, ses deux frères, mais pas Gaéva, sa soeur qui avait dix-sept ans l'an passé, ni son neveu dont il vient d'essuyer le visage du père pour bien l'identifier une dernière fois.
Sur les terres des limbes, comme le bois est rare et précieux, les maisons sont construites sans charpente, en briques de limon séché. Elles sont circulaires. Au début, elles ressemblent à un gros bonnet de laine, mais au fur et à mesure des besoins de leurs habitants, on y accole des absides. Et elles finissent par se rejoindre les unes aux autres pour former une sorte de termitière, organisée autour d'une place centrale et percée de galeries qui en dessinent alors les rues. Au centre de la place, il y a la fontaine et le seul édifice charpenté, la tour. Elle dépasse légèrement les toits et permet quelquefois aux habitants des terres d'anticiper leur destin en leur découvrant une portion d'horizon.
Bzjeurd charge quelques corps sur une charrette. Il les ramène vers la tour. Il a mis des fagots dans la pièce basse. Avant d'y abandonner les morts, il sort de ses sabretaches de quoi écrire et il marque leurs noms. Il les organise par famille. Ainsi il pourra aussi faire l'inventaire des absents.
La vieille Kataïna, Bzjeurd est allé la chercher en dernier. Quand il la ramène, la nuit est tombée. Il l'inscrit, c'est le trois cent quarante-neuvième corps.
(Copyright éditions l'atalante, 1995)

1 commentaire:

  1. L'année de la première parution de Bzjeurd (1995), j'ai écrit une suite, actuellement inédite, peut-être parce que trop crue pour les éditeurs.
    Suite à un récent article qui établissait un lien avec Bzjeurd, je viens de lire "La Route", le roman de Cormac McCarthy (2006). J'ai été stupéfait par l'analogie de situation, mais plutôt entre "La Route" et "Kazerm", la suite inédite de Bzjeurd. Cette analogie m'a simplement confirmé que, dans notre imaginaire, nous, humains, étions tous cousins, sachant aussi imaginer le pire.
    Comme "Kazerm" demeure inédit et que je m'occupe actuellement de mes textes plus récents, j'ai décidé de mettre "Kazerm", provisoirement, en libre accès et texte intégral sur le Net.
    Olivier Sillig, février 2010
    http://www.perso.ch/olivier.sillig/kazerm.html

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