Le coup d’État du 13 mai 1958, par Thierry Meyssaen
1958, voici quatre ans que l’Algérie est le théâtre d’une nouvelle guerre coloniale. Pour écraser le mouvement de libération nationale, les gouvernements de gauche ont fait appel au contingent. Quatre cent mille hommes ont été envoyés au combat dans le vain espoir de trouver une solution militaire à un problème politique. Après la défaite de Diên-Biên-Phu et la perte de l’Indochine, après l’indépendance du Maroc et de la Tunisie, celle de l’Algérie paraît inévitable. L’opinion publique métropolitaine y est clairement favorable, mais aucun gouvernement ne dispose d’une majorité suffisante à la Chambre des députés pour la réaliser. Petit à petit, l’idée d’un nouveau Front populaire fait son chemin. L’alliance des radicaux, des socialistes et des communistes, au sein d’un même gouvernement, garantirait la stabilité nécessaire pour mettre fin à la guerre.
À Washington, le Conseil national de sécurité (NSC, National Security Council ; le site de la Maison Blanche propose un historique du Conseil) anticipe avec inquiétude cette éventualité. En pleine guerre froide, l’entrée des communistes au gouvernement français menacerait l’équilibre politique de l’Europe occidentale et risquerait de déstabiliser en chaîne d’autres États alliés. Elle menacerait directement la sécurité du commandement de l’Alliance atlantique, installé sur le sol français. Elle compromettrait le rôle stratégique dévolu à la force de dissuasion nucléaire française, en cours de constitution, au moment précis où les transferts de technologies américaines permettent d’envisager une première explosion expérimentale. En ouvrant la voie à l’indépendance de l’Algérie, elle placerait inévitablement au pouvoir le seul FLN pro-soviétique au risque de le voir autoriser l’URSS à installer des missiles stratégiques en Afrique du Nord, pointés sur l’Europe occidentale.
En application du National Security Act du 26 juillet 1947 [1] « dans l’intérêt de la paix dans le monde et dans l’intérêt de la sécurité nationale des États-Unis », le Conseil national de sécurité étudie alors les possibilités d’action secrète pour empêcher l’arrivée des communistes au gouvernement français et la prise de contrôle de l’Algérie par les marxistes du FLN. Les informations recueillies par la Central Intelligence Agency (CIA) font état de l’hostilité des officiers supérieurs français à « l’abandon » de l’Algérie et de la lassitude de l’opinion publique. Les rapports du « département des coups tordus », sobriquet de la Direction de la planification, indiquent que les agents « stay-behind » recrutés en France, formés et entretenus par les services secrets de l’Alliance atlantique, sont en mesure de fomenter un coup d’État militaire. Le Département d’État considère que l’instauration d’une dictature militaire en France compromettrait l’image du « monde libre ». Après consultation, il énonce qu’un coup d’État n’apporterait de solution que si l’officier ou la junte au pouvoir auto-limitaient leur dictature et rétablissaient rapidement les libertés démocratiques au sein d’un régime renouvelé d’où les communistes seraient écartés. Pour donner une orientation politique à une junte, on cite le nom d’un général nationaliste, Charles De Gaulle, que le président Eisenhower a connu lorsqu’il dirigeait à Londres le gouvernement en exil de la France libre. Bien que les Anglo-Américains l’aient tenu à l’écart des conférences de Téhéran et de Yalta, puis du débarquement, les États-Unis avaient en définitive reconnu in extremis son gouvernement en exil, l’avaient autorisé à entrer avant eux dans Paris, et l’avaient installé à la tête d’un gouvernement provisoire pour qu’il jugule la pression communiste. Mais De Gaulle, qui n’avait pas encore construit sa légende, fut rapidement chassé du pouvoir par les urnes. En décembre 1947, les Américains songèrent à l’utiliser à nouveau et John F. Dulles [2] vint lui rendre visite pour sonder sa volonté de participer à un éventuel coup d’État en cas de triomphe électoral des communistes. Depuis, ce général attend son heure dans sa retraite de Colombey-les-Deux-Églises.
Le général Dwight D. Eisenhower autorise l’exécution du plan élaboré par le NSC (document 5721/1 du NSC, émis en 1957 [3]), et préparé par le Département de la planification (ex-OPC). Conformément au protocole secret du Traité de l’Atlantique-Nord, le président des États-Unis fait informer oralement le président du Conseil français, le radical Félix Gaillard, que l’Alliance met en œuvre les moyens nécessaires pour faire barrage à un nouveau Front populaire. À cette fin, il dépêche un représentant spécial à Paris, le sous-secrétaire adjoint aux Affaires politiques, Robert D. Murphy. Ce dernier est reçu à l’hôtel de Matignon, le 11 avril 1958. Accompagné par l’ambassadeur Amory Houghton, il remet à Félix Gaillard une lettre sur la situation en Afrique du Nord [4] et transmet un supplément oral. Il est peu probable que le chef du gouvernement ait compris la signification exacte de ce message, peut-être s’est-il attendu à une simple opération de déstabilisation du Parti communiste. Les 29 et 30 avril 1958, les États-Unis convoquent à Paris la première réunion de l’Allied Coordination Committee (ACC) [5] au cours de laquelle, selon le relevé de décisions, ils « développent des avis de politique en matière d’intérêts communs concernant le stay-behind ». Bref, ils réorganisent le réseau et informent leurs alliés que les intérêts communs de l’Alliance exigent de faire intervenir les stay-behind en France.
Le temps des complots
En 1957-58, les stay-behind préparent l’arrivée de Charles De Gaulle en suscitant des complots [6]. Le plus connu est celui du « Grand O ». Il est dirigé par le général Cherrière (CR), fondateur des Unités territoriales qui disposent de vingt-deux mille réservistes, désigné sous le nom de code de « Grand A ». Le général Lionel-Max Chassin, président de l’Association des anciens d’Indochine et coordinateur de la défense aérienne de l’OTAN pour la zone Centre-Europe [7] , est devenu « Grand B ». Chassin est par ailleurs l’un des responsables du « Brain Trust Action », la cellule assassinat du réseau stay-behind. Les conjurés sont recrutés par l’inévitable Docteur Martin, alias « Grand V », figure historique de la « Cagoule » [8]. Ils rassemblent des syndicalistes et divers officiers d’extrême droite disposant chacun de leurs propres réseaux dans les armées. Le sergent Yves Gignac, secrétaire général de l’Association des anciens d’Indochine, puise dans une organisation de vingt-huit mille membres. Tandis que le jeune colon Robert Martel peut compter sur des militants de l’Union française nord-africaine (UFNA) dont il est secrétaire général. Le complot dispose d’une antenne à Alger chez l’occultiste Rolande Renoux. Aux yeux de ses membres, le « Grand O » se propose de sauver l’Empire français en plaçant l’Armée au pouvoir.
Précisément, des officiers supérieurs craignent d’être privés de leur victoire par une capitulation politique comme ils pensent l’avoir été en Indochine. Ils veulent obtenir les pleins pouvoirs en Algérie et des moyens militaires illimités pour écraser la rébellion. Le général Jacques Massu réunit autour de lui ceux pour qui, seul le général Charles De Gaulle est capable d’une telle politique de fermeté. Ne s’est-il pas montré impitoyable, en mai 1945, donnant l’ordre de massacrer des dizaines de milliers de Nord-Africains manifestant à Sétif qui, s’étant battus à ses côtés contre l’Axe, croyaient avoir gagné leur liberté ?
Le lieutenant-colonel Jacques Foccart assure la coordination entre « le » Général et les différents groupes de comploteurs. Le sénateur Michel Debré supervise la propagande en s’appuyant notamment sur l’hebdomadaire grand public Carrefour d’Émilien Amaury et Jean Dannenmüller [9] et sur le bulletin Le Courrier de la Colère de Jean Mauricheau-Baupré. L’activité des stay-behind, devenue voyante, est couverte par le ministre de la Défense, Jacques Chaban-Delmas.
Le moment est venu pour les Américains de passer à l’offensive. Le 30 avril 1958, Michel Debré déclare « Il n’est que temps de réagir et, depuis les meilleurs siècles de la République romaine, on sait ce que signifie réagir. Le gouvernement de Salut public est la seule formule moderne qui définit les mécanismes très anciens grâce auxquels, la Rome libre et fière, en ces temps de crise, allait chercher un Cincinnatus [10] pour lui confier, pendant un temps déterminé, et avec des pouvoirs exceptionnels, le soin de faire la politique que les mécanismes habituels étaient, par faiblesse interne ou devant la gravité des dangers externes, hors d’état d’imposer » [11]. Au New York Times qui lui demande s’il pourrait s’emparer du pouvoir, Charles De Gaulle répond : « Pourquoi pas ? J’ai déjà réalisé deux coups d’État dans ma vie. En juin 1940, quand j’ai établi notre mouvement à Londres, j’ai accompli un coup d’État. Et, en septembre 1944, j’ai fait un coup d’État à Paris... J’ai constitué un gouvernement, j’étais le gouvernement ».
Le coup d’Etat débute à Alger
Le 9 mai 1958, le secrétaire d’État, John F. Dulles, voyageant entre Berlin et Washington, fait une escale de quelques heures à Paris, non pas pour y rencontrer les autorités françaises, mais pour une réunion de travail avec des diplomates et généraux américains en poste en Europe. Il transmet le feu vert de l’opération. Le jour même, le général Raoul Salan télégraphie une mise en garde au gouvernement : « La presse laisse penser que l’abandon de l’Algérie serait envisagé par le processus diplomatique qui commencerait par des négociations en vue d’un cessez-le-feu [...] L’armée française, d’une façon unanime, sentirait comme un outrage l’abandon de ce patrimoine national. On ne saurait préjuger de sa réaction de désespoir ».
Le 13 mai, sur le forum d’Alger, une manifestation de colons en hommage à trois prisonniers exécutés par le FLN, tourne à l’insurrection.
Dans la foule, on reconnaît deux spécialistes de la subversion, directement arrivés de Paris : Delbecque et Ousset. Léon Delbecque représente le ministre de la Défense, Jacques Chaban-Delmas, au cabinet duquel il est chargé de mission. Jean Ousset [12], qui est reconnu comme un maître à penser par de nombreux officiers supérieurs, est envoyé par le Secrétaire général permanent de la Défense nationale, Geoffroy Chodron de Courcel [13]. Il est aussi le fondateur de la Cité catholique et le représentant politique en France de l’Opus Dei [14].
La foule prend d’assaut et saccage le Palais du Gouvernement. Elle déboulonne la statue de la République. Les généraux Jacques Massu et Raoul Salan, qui participent au complot, prennent la tête des insurgés. Ce sont des « durs » qui ont commandé la « bataille d’Alger » et généralisé la torture face au FLN. Apparaissant au balcon du Palais, ils annoncent la création d’un Comité de Salut public, sorte de gouvernement provisoire. Après un moment d’hésitation, Salan renonce plus ou moins au leadership politique et lance un appel à De Gaulle. Parmi les trente-quatre membres du Comité, on trouve Robert Martel et Léon Delbecque, déjà cités, et Pierre Lagaillarde, Joseph Ortiz, Claude Dumont et le colonel Roger Trinquier, qui joueront pour longtemps un rôle de premier plan. Le soir, Massu télégraphie au président de la République, René Coty : « Vous rendons compte création Comité Salut public Civil et Militaire à Alger, sous ma présidence, moi général Massu, en raison gravité exceptionnelle et nécessité absolue maintien de l’ordre, et ce pour éviter toute effusion de sang. Exigeons création à Paris d’un gouvernement de Salut public, seul capable de sauver l’Algérie partie intégrante de la métropole ».
Le président Coty lui écrit en retour : « Gardien de l’unité nationale, je fais appel à votre patriotisme et à votre bon sens pour ne pas ajouter aux épreuves de la patrie celle d’une division des Français en face de l’ennemi [...] Je vous donne l’ordre de rester dans le devoir sous l’autorité du gouvernement de la République française ».
Le 15 mai, la foule scande sur le forum « L’Armée au pouvoir ! ». Le général Raoul Salan abat les cartes en lui répondant au balcon du Palais : « Vive la France, Vive l’Algérie française ! Vive le général De Gaulle ! ». À Paris, les partisans du Comité de Salut public, gaullistes et fascistes du Parti patriote révolutionnaire (PPR) et de Jeune Nation [15], défilent côte à côte sur les Champs-Élysées. Derrière le député Jean-Marie Le Pen, qui ouvre un cortège où se mêlent croix de Lorraine et croix celtiques, ils crient « Algérie française », « Les députés à la Seine ! », « De Gaulle au pouvoir ! ». Le service d’ordre de la manifestation est assuré par l’Association pour l’appel au général De Gaulle dans le respect de la légalité républicaine (sic), une structure mise en place par le stay-behind [16].
Le 16 mai, le gouvernement de Pierre Pflimlin, qui vient tout juste d’être constitué, n’ose pas sanctionner les généraux d’Alger. Il se contente de prévenir la contagion dans les armées en cantonnant le plus loin possible les officiers supérieurs les moins loyalistes. Il décrète la dissolution des ligues fascistes qui viennent de le défier, Jeune Nation et le PPR. Certains dirigeants sont interpellés et écroués. D’autres plongent dans la clandestinité. Me Jean-Baptiste Biaggi et Alain Griotteray, respectivement président et secrétaire général du PPR, s’enfuient en Espagne d’où ils gagnent Alger dans un avion affrété pour eux par le « caudillo » Franco. Ils parviennent à prendre contact avec Massu, mais sont refoulés par Salan, qui ne veut pas partager la vedette. De même, les députés Jean-Marie Le Pen et Jean-Maurice Demarquet tentent de rejoindre Alger et sont également refoulés par Salan. Sur le chemin du retour, ils font une escale en Andorre, pour y rencontrer un des chefs des stay-behind, Pincemain [17]. Pendant ce temps, le Parlement vote l’état d’urgence pour trois mois. Les préfets peuvent prononcer des interdictions de circulation et des couvre-feux. Ils peuvent fermer tout lieu de réunion et assigner qui bon leur semble à résidence. La presse écrite et audiovisuelle est soumise à la censure.
Les Américains se dévoilent
Pour De Gaulle, le fruit est mûr. Dans un communiqué, il déclare : « La dégradation de l’État entraîne infailliblement l’éloignement des peuples associés, le trouble de l’armée au combat, la dislocation nationale, la perte de l’indépendance. Depuis douze ans, la France, aux prises avec des problèmes trop rudes pour le régime des partis, est engagée dans ce processus désastreux. Naguère le pays dans ses profondeurs m’a fait confiance pour le conduire tout entier jusqu’à son salut. Aujourd’hui, devant les épreuves qui montent de nouveau vers lui, qu’il sache que je me tiens prêt à assumer les pouvoirs de la République » (15 mai 1958). Ce que L’Humanité résume dans son titre de « une » : « De Gaulle jette le masque. Le chef des généraux factieux revendique le pouvoir personnel. À bas la dictature militaire ! Travailleurs, républicains de toutes tendances, unissez-vous, agissez, organisez-vous pour briser toute tentative de coup d’État ! Vive la République ! » (16 mai). Tandis que le radical Pierre Mendès-France appelle à la tribune de l’Assemblée nationale « à l’action contre les hommes de la sédition à qui De Gaulle fournit sa caution et son soutien ».
L’avionneur Marcel Dassault ouvre un crédit à son fondé de pouvoir, le général Pierre Guillain de Bénouville, pour assurer les besoins logistiques immédiats. Bénouville loue un avion privé en Suisse et accompagne Jacques Soustelle à Alger. Ancien directeur des services secrets de la France libre, Soustelle avait acquis une grande popularité chez les colons lorsqu’il fut gouverneur général de l’Algérie, en 1955-56. Au nom de De Gaulle, il entend prendre en main la direction politique du Comité de Salut public. Le comte Alain Le Moyne de Sérigny, directeur de L’Écho d’Alger, leur remet dix millions de francs pour financer le coup gaulliste.
Le général Lionel-Max Chassin, ancien coordinateur des forces aériennes de la zone Centre-Europe de l’OTAN, coordonne un mystérieux Comité national pour l’indépendance. Sous ses ordres des Comités secrets de Salut public se forment à Lyon (présidé par le général de corps d’armée Marcel Descour), Bordeaux, La Rochelle, Nantes, Angers, Strasbourg et Marseille (Charles Pasqua). Il appelle à la constitution de comités similaires dans chaque commune et leur donne instruction de se tenir prêts à prendre les préfectures. Toujours le 16 mai, Chassin réunit l’état-major secret du stay-behind à Lyon. Si l’on ignore l’identité des participants à cette rencontre, on peut supposer que le chef de zone du Gladio, François Durand de Grossouvre [18], est présent. Chassin rédige un ultimatum au gouvernement et pose pour une photo de presse [19]. Le communiqué et la photo, où il apparaît en uniforme français et casque américain, mitraillette au poing parmi ses officiers, sont diffusés de Genève. Chassin affirme se tenir prêt à marcher sur Paris à la tête de quinze mille hommes. Inquiet, le gouvernement helvétique demande au général Lionel-Max Chassin de s’engager à ne pas interrompre l’approvisionnement de la Confédération par le couloir rhodanien.
La nouvelle de l’implication des Américains dans la tentative de putsch fait le tour du monde des chancelleries. Elle sème la panique au sein du gouvernement français qui en interdit immédiatement la diffusion sur le territoire national. Tous les journaux qui en font état sont saisis [20]. Un mandat d’amener est délivré à l’encontre du général Chassin qui, selon certains députés, aurait établi son quartier général non loin de Mont-de-Marsan.
Le 19 mai, De Gaulle donne une conférence de presse au Palais d’Orsay. Elle est organisée par les stay-behind de l’Association pour l’appel au général de Gaulle dans le respect de la légalité républicaine qui encadraient la manifestation de Le Pen aux Champs-Élysées. Un journaliste interroge le général : « Certains craignent que, si vous reveniez au pouvoir, vous attentiez aux libertés publiques ». Il répond : « L’ai-je jamais fait ? Au contraire, je les ai rétablies quand elles avaient disparu. Croit-on qu’à soixante-sept ans je vais commencer une carrière de dictateur ? »
L’Assemblée nationale vacille. Plutôt que d’exiger la révocation et l’arrestation des factieux, elle exprime sa peur en votant une vague motion d’hommage à l’armée et reconduit les pouvoirs spéciaux dont dispose les militaires pour conduire la guerre en Algérie. Le gouvernement titube. Incapable d’agir, il s’égare en proposant une tardive réforme constitutionnelle qui lui donnerait une stabilité et une forme collégiale sur le modèle du Conseil fédéral helvétique.
Antoine Pinay, membre de l’Opus Dei, joue de l’image rassurante dont il dispose dans l’opinion publique pour presser le gouvernement, puis le président de la République, de prendre contact avec De Gaulle. Face à la montée du péril, les partis et syndicats de gauche refont leur unité. Ils mobilisent ensemble cinq cent mille manifestants qui marchent de la place de la Nation à celle de la République en scandant « Halte au fascisme, Non à la dictature militaire, Paix en Algérie ».
Le Comité de Salut public, désormais conseillé par Jacques Soustelle, annonce qu’il étend ses pouvoirs au Sahara et déclare qu’il « est fermement résolu à mettre en place un gouvernement de Salut public présidé par le général De Gaulle pour promouvoir et défendre la réforme profonde des Institutions de la République ». Ce que Sérigny explicite dans son journal : le Comité, dit-il, va « renverser le régime pourri ».
Le 24 mai, le président du Conseil Pierre Pflimlin s’adresse par radio à la nation : « J’ai le devoir d’alerter les Français attachés aux libertés que garantissent les lois de la République. Des factieux essaient de nous entraîner sur la pente qui conduit à la guerre civile. Pour conjurer ce péril, il n’est qu’un moyen : c’est de vous rassembler autour du gouvernement qui défendra contre tous les extrémismes, contre tous les adversaires de la liberté, quels qu’ils soient, l’ordre public, la paix civile et l’unité de la Nation et de la République ». Trop tard. Toute alternative crédible au putsch militaire s’est évanouie. Nul, ni à droite, ni à gauche, ne paraît plus en mesure de trouver une solution civile à la crise.
Le 26 mai, le Comité de Salut public se dote d’un triumvirat exécutif composé de Massu, Soustelle et du docteur Sid Cara dans le rôle de l’alibi musulman. Deux cent cinquante parachutistes du 11e Choc débarquent d’Alger et prennent d’assaut la préfecture d’Ajaccio. Cette unité est conduite par le député Pascal Arrighi, qui appartenait avec Biaggi et Griotteray au Réseau Orion sous l’Occupation. Il est porteur d’un ordre de mission du général Raoul Salan et semble obéir à l’état-major secret du général Lionel-Max Chassin. Les parachutistes installent un Comité de Salut public en Corse coprésidé par Pascal Arrighi et Henri Maillot, un conseiller municipal d’Ajaccio qui est parent de De Gaulle.
Le président Coty, qui n’a plus d’autre choix possible, joint le reclus de Colombey-les-Deux-Églises. De Gaulle franchit à son tour le Rubicon. Il communique (27 mai) : « J’ai entamé hier le processus régulier nécessaire à l’établissement d’un gouvernement républicain capable d’assurer l’unité et l’indépendance du pays. Je compte que ce processus va se poursuivre et que le pays fera voir par son calme et sa dignité qu’il souhaite le voir aboutir [...] J’attends des forces terrestres, navales et aériennes, présentes en Algérie qu’elles demeurent exemplaires sous les ordres de leurs chefs. À ces chefs, j’exprime ma confiance et mon intention de prendre incessamment contact avec eux ».
L’Assemblée nationale lève l’immunité parlementaire de Pascal Arrighi et un mandat d’amener est délivré contre lui. Mais il trouve asile au Vatican où le conduit René Brouillet, ambassadeur de France près le Saint-Siège, et où le reçoit son frère, Mgr. Jean-François Arrighi, administrateur des Pieux établissements de la France à Rome.
Le 28 mai, le gouvernement Pflimlin prend acte et démissionne. De Gaulle refuse de se présenter devant les Assemblées pour y être investi et exige qu’on le porte au pouvoir sans qu’il ait à débattre de ses intentions. Dans une lettre au président Coty, il se fait menaçant : « Je me heurte, du côté de la représentation nationale, à une opposition déterminée. D’autre part, je sais qu’en Algérie et dans l’armée, quoi que j’aie pu dire, quoi que je puisse dire aujourd’hui, le mouvement des esprits est tel que cet échec de ma proposition risque de briser les barrières et même de submerger le commandement [...] Ceux qui, par un sectarisme qui m’est incompréhensible, m’auront empêché de tirer encore une fois la République d’affaire, quand il en était encore temps, porteront une lourde responsabilité. Quant à moi, je n’aurai plus, jusqu’à ma mort, qu’à rester dans mon chagrin ».
Dans une interview à la presse britannique, le général Jacques Massu déclare : « C’est au général De Gaulle de décider si l’armée doit le porter au pouvoir par la force ou non » [21].
Désemparés par les événements, effrayés par les troubles et le déploiement de la troupe à Paris, les parlementaires investissent sans débat Charles De Gaulle comme président du Conseil, le 1er juin. Rares sont ceux qui, comme Pierre Mendès-France, s’y opposent. Celui-ci clame : « Je n’admets pas de vote sous la menace de l’insurrection et du coup de force militaire », « Quoi qu’il en coûte aux sentiments que j’éprouve pour la personne et pour le passé du général de Gaulle, je ne voterai pas en faveur de son investiture. Je ne puis admettre de donner un vote contraint par l’insurrection et la menace d’un coup de force militaire. Car la décision que l’Assemblée va prendre - chacun le sait ici n’est pas une décision libre, le consentement que l’on va donner est vicié ».
Deux jours plus tard, l’Assemblée se saborde : elle autorise le général-président à user de pouvoirs spéciaux en Algérie, lui remet les pouvoirs constituants, enfin lui accorde les pleins pouvoirs pour six mois. De son « perchoir », le président de l’Assemblée lance par bravade un tonitruant « Vive la République ! » et conclut tristement « Prochaine séance à une date indéterminée ». La IVe République vient d’être renversée sous la pression des armes. Le sang n’a pas été versé, les épées ne sont pas sorties des fourreaux.
La renaissance de la France éternelle est en marche : De Gaulle interrompt l’opération « Résurrection », c’est le nom donné au complot. Le général d’armée Max Gelée rappelle les parachutistes, qui avaient déjà décollé : il n’est plus nécessaire qu’ils sautent sur le Palais-Bourbon pour arrêter les principaux leaders de la gauche. Jacques Dauer, quant à lui, stoppe les commandos civils qui, déjà regroupés et armés autour de Jean-Baptiste Biaggi et d’Alain Griotteray (PPR), des frères Jacques et Pierre Sidos (Jeune Nation), d’Alexandre Sanguinetti et du colonel Paul Paillole (Amicale des anciens des services spéciaux) se tenaient eux aussi prêts à l’assaut.
De Gaulle rappelle de Rome l’ambassadeur René Brouillet qu’il nomme secrétaire général du gouvernement pour l’Algérie, tandis qu’il désigne Geoffroy Chodron de Courcel comme ambassadeur à l’OTAN. Il choisit comme directeur de son cabinet Georges Pompidou, directeur général de la banque Rothschild frères. Il donne des airs d’union nationale au gouvernement en y intégrant, avec les honneurs, mais sans portefeuilles, Guy Mollet (SFIO) et Pierre Pflimlin (MRP).
En juillet 1958, le secrétaire d’État américain, John Foster Dulles, vient rencontrer officiellement Charles De Gaulle à Paris. Dulles débute l’entretien en évoquant le projet de complot qu’il avait préparé avec De Gaulle en 1947, manière élégante de rappeler à son interlocuteur des secrets partagés et une relation inégale. Puis, il fait le point de la situation et s’assure que son interlocuteur a bien compris ce que les États-Unis attendent de lui, notamment sur la question nucléaire.
Peu après le retour de Dulles à Washington, le Conseil national de sécurité (NSC) se réunit. Il se félicite de l’arrivée au pouvoir de De Gaulle et du changement de cap qu’il implique. Après audition du rapport du général Lauris Norstadt, le Conseil décide d’aligner la politique de sécurité des États-Unis en Méditerranée sur celle de la France.
Nominations aux postes clés
Le 4 juin, De Gaulle se rend à Alger où, prenant la parole au balcon du Palais du Gouverneur, il adresse aux colons son célèbre « Je vous ai compris ! ». « Dans toute l’Algérie, poursuit-il, il n’y a qu’une seule catégorie d’habitants : il n’y a que des Français à part entière ». À Constantine, il prend explicitement position pour l’Algérie française. Il propose aux nationalistes algériens une « paix des braves » en échange d’un effort de développement pour l’Algérie. Ceux-ci lui répondent depuis Tunis qu’ils se battront jusqu’à l’indépendance et créent un Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) en vue de négocier le retrait des forces coloniales.
Le Comité de Salut public, qui n’a pas disparu pour autant, presse De Gaulle d’instaurer un nouveau régime et exige la suppression des partis politiques. « Le » général, jaloux de ses prérogatives, répond sèchement et hâte l’auto-dissolution du Comité.
Avant de rentrer dans les casernes, les militaires touchent leur dû. Le général-président décrète : « En raison de la situation actuelle et exceptionnelle concernant l’ordre public en Algérie, l’autorité militaire exerce les pouvoirs normalement départis à l’autorité civile ». Le général Raoul Salan est promu délégué général du gouvernement en Algérie. Les différents généraux et colonels impliqués dans le complot du 13 Mai sont nommés aux principaux postes civils en Algérie. Ainsi, le général Jacques Massu est-il nommé préfet d’Alger. Après le général-président, voici donc les généraux-préfets. De « paix des braves », il n’est plus question. Pour mener la guerre à outrance, Salan obtient le crédit pharaonique supplémentaire de cent vingt milliards de francs. Le ministre des Finances, Antoine Pinay, est contraint de lever cinquante milliards d’impôts nouveaux et de lancer un emprunt.
Commentant la stratégie de terreur qui est alors mise en œuvre, le colonel Roger Trinquier déclare à des journalistes américains : « Dites que je suis un fasciste, mais nous devons rendre la population docile, facile à conduire. Nous ne saurions gagner cette guerre à moins d’utiliser des méthodes dures. Il nous faut modifier notre attitude face à cette guerre. Nous devons organiser la population et la maintenir organisée. Les méthodes douces que nous avons appliquées à ce pays ne nous mèneront nulle part » [22].
À Paris, des non-lieux sont prononcés en faveur de tous les factieux poursuivis sous le gouvernement Pflimlin. Pierre Sidos négocie avec Matignon et est discrètement autorisé par le cabinet du Premier ministre à reconstituer Jeune Nation à partir d’une revue homonyme [23]. Pour l’heure, il milite avec Dominique Venner dans le Mouvement populaire du 13 Mai (MP-13) du général Chassin. Cette association, installée au domicile du général de division Jean Vézinet de La Rue, rassemble des personnalités d’extrême droite ayant participé au 13 mai, notamment les comploteurs du « Grand O », et tente de leur faire admettre le leadership de De Gaulle. Le général Vézinet était l’adjoint de Geoffroy Chodron de Courcel au SGPDN.
Le 14 Juillet cesse d’être la fête du Peuple pour devenir celle du Peuple et de l’Armée. Le général Salan est décoré de la médaille militaire, tandis que Jacques Massu est promu général de division. Les parachutistes qui occupèrent le Palais du gouverneur à Alger défilent sur les Champs-Élysées.
André Malraux est nommé ministre du Rayonnement français (sic). Jacques Soustelle devient ministre de l’Information. Il révoque les dix principaux responsables de la Radio Télévision Française (RTF) qu’il remplace par des dirigeants gaullistes. Me Henry Torres, un parent du général Massu, est nommé directeur général. Louis Terrenoire devient directeur des informations et du journal parlé. Tous les journalistes suspectés de sympathie pour le Parti communiste sont mis à pied. Devant la Commission de la presse de l’Assemblée, Jacques Soustelle déclare que les conditions d’une information objective à la RTF sont enfin remplies.
Le préfet de police de Paris, Maurice Papon, organise une répression sans précédent des Arabes et Kabyles vivant dans la capitale. Ainsi, l’AFP indique : « Innovation ce soir : les personnes interpellées sont conduites dans un nouveau centre de triage qui a été aménagé au Vélodrome d’hiver [...] À 3 h du matin, près de deux mille musulmans algériens se trouvaient au Palais des sports. Ce sont comme d’habitude les inspecteurs de la brigade des agressions et violences qui procèdent aux opérations de contrôle. Des fichiers sont constitués par les inspecteurs des Renseignements généraux [...] Des rafles aussi importantes se dérouleront les prochains jours » [24].
L’avènement du nouveau régime
Un Comité d’experts s’attelle à rédiger un projet de Constitution selon les instructions du général-président. Bien que ses travaux ne fassent l’objet d’aucune communication extérieure et donc qu’aucun des éléments de la future Constitution ne soit connu, le général Jacques Massu ouvre la campagne pour sa ratification. Au micro de Radio Alger, il commente : « Le système, ce n’est pas tel ou tel homme, c’est un mode de gouvernement. Le renverser ne consiste pas à remplacer des hommes par d’autres, mais à modifier les structures. Pour l’abattre, il faut essentiellement gagner le référendum ».
Le général-président entreprend une tournée des colonies. Il est accompagné du ministre de la France d’Outre-Mer, Bernard Cornut-Gentille [25]. Partout, il annonce une réorganisation de l’Empire sous la forme d’une « Communauté » dans laquelle chaque territoire sera désormais autonome, à l’instar du self-government dans le Commonwealth britannique.
Selon les actualités télévisées, il est accueilli partout par des foules en liesse qui saluent en lui le visionnaire de Brazzaville. En effet, De Gaulle aurait anticipé la décolonisation de l’Afrique dans un discours de février 1944. La nouvelle Constitution permettrait aux indigènes à la fois de trouver leur liberté et de continuer à profiter de la bienveillance de la France en s’associant avec elle au sein de la Communauté. En réalité, le discours de Brazzaville fut tenu dans le cadre d’une conférence de hauts fonctionnaires dont le relevé des conclusions stipule : « Les fins de l’œuvre de civilisation accomplie par la France dans les colonies écartent toute idée d’autonomie, toute possibilité d’évolution hors du bloc français de l’Empire ; la constitution éventuelle, même lointaine, de self-governements dans les colonies est à écarter ». Quant aux intentions du général-président, elles sont claires : celui qui fut le boucher de Sétif, en mai 1945, est accompagné, tout au long de sa tournée africaine par le général Pierre Garbay, inspecteur général des troupes d’Outre-Mer, qui revendique d’avoir fait massacrer quatre-vingt-neuf mille Malgaches à la suite de l’insurrection du 11 juin 1947. Afin de ne pas contredire les actualités de la RTF, les journalistes dissidents qui suivent le voyage officiel sont interpellés et reconduits en métropole. Les télécommunications sont même interrompues lors de la catastrophique escale guinéenne où la RTF ne peut enregistrer aucune image présentable.
Tout au long de son périple, De Gaulle peut compter sur les applaudissements des bourgeoisies locales devant lesquelles il brandit le spectre du communisme. Simultanément il doit faire face à des manifestations indépendantistes. À Madagascar, il souligne : « Des menaces pèsent sur nous tous : l’anarchie, des rêves de subversion qui précipiteraient le monde dans le chaos. Contre cela, la Communauté est faite aussi ». Dès qu’à une étape, il entreprend des déplacements longs, il doit faire face à des foules scandant « Indépendance ! ». Au stade d’Abidjan, une immense banderole est déployée pendant son discours : « Général De Gaulle, reconnaissez-vous notre indépendance, oui ou non ? ». À Conakry, il essuie un échec cuisant. Au meeting officiel, la foule scande « Indépendance immédiate ! ». Le président Sékou Touré s’adresse sans ambages à son visiteur. « Nous ne renoncerons jamais à notre droit légitime et naturel à l’indépendance [...] Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage ». De Gaulle accuse le coup et tente un morceau d’éloquence qu’il conclut par « Je crois que la Guinée dira Oui [au référendum]. J’ai dit. Vous réfléchirez ». Aucun applaudissement ne lui répond, seul un long silence glacé.
Le 4 septembre à Paris, le ministre du Rayonnement français, André Malraux, met en scène la propagande du nouveau pouvoir. Un décor de théâtre et des gradins sont installés dans un coin de la place de la République. Cinq mille notables ont été invités à assister à la présentation du projet de Constitution par le général-président. Après la remise de décorations officielles à des Français méritants, André Malraux évoque la Résistance et ressuscite les émissions de la BBC. « Ici Paris, Honneur et Patrie, une fois de plus au rendez-vous de l’Histoire et au rendez-vous de la République, vous allez entendre le général De Gaulle ». Le président du Conseil prend solennellement la parole pour adjurer la Nation d’adopter son projet de Constitution. Le meeting est retransmis en direct par les trois stations de radio nationale et par la télévision, qui a modifié l’horaire de son journal pour l’occasion. Mais à l’extérieur de la place, cent cinquante mille manifestants, répondant à l’appel du Parti communiste, scandent « Non, Non, Non, Non ! » pendant le discours de Malraux. Et lorsque le général-président se hisse à la tribune, une clameur monte des rues avoisinantes : « Le fascisme ne passera pas ! ». La police reçoit l’ordre de disperser la foule. Des centaines de manifestants sont blessés. Aucun bruit n’est parvenu aux auditeurs de la RTF, juste quelques hésitations des orateurs leur auront suggéré des difficultés techniques.
Dès le lendemain, les parlementaires sont invités se positionner ; ce qu’ils font en réaction aux propos de De Gaulle, sans avoir pris connaissance du texte soumis au référendum, qui ne sera diffusé à la presse que le surlendemain. Pierre Mendès-France dénonce le chantage permanent aux paras qui conduit à accepter la nouvelle Constitution sans la discuter, comme a été acceptée précédemment la chute de la IVe République. Il note que le projet distingue le sort de l’Algérie appelée à rester dans la France de celui des territoires d’Outre-Mer, censés devenir autonomes et associés. Surtout, il met en cause le principe du référendum qui exige une réponse binaire et ne permet pas de débattre des nombreuses options contenues dans le projet.
De son côté, le Parti communiste exhume le projet de Constitution élaboré par Philippe Pétain [26] et note avec dégoût les nombreuses similitudes qu’il présente avec le projet De Gaulle.
La radio et la télévision d’État rendent compte en détail de tous les appels au Oui et assimilent le Non à une directive soviétique relayée par le Parti communiste. En dehors de la presse communiste, seule La Dépêche du Midi du sénateur radical Jean Baylet milite pour le Non. Une kyrielle d’associations apparemment différentes fleurit pour soutenir le Oui. La plus tapageuse est l’Association nationale pour le soutien à l’action du général De Gaulle (nouvelle dénomination de l’Association pour l’appel au général De Gaulle dans le respect de la légalité républicaine), animée par les stay-behind Bernard Dupérier et Henri Gorce-Franklin. Elles disposent toutes de temps d’antenne à la RTF et sont coordonnées en sous-main par l’Amicale des anciens des services spéciaux dirigée par le colonel Paul Paillole, l’homme de confiance de Jacques Soustelle. La gauche non-communiste bat en retraite. Derrière Guy Mollet, la SFIO se rallie à De Gaulle, tandis que, derrière Félix Gaillard et le lobby colonial, le parti radical en fait autant, mettant Mendès-France et Baylet en minorité.
En Algérie, le général Raoul Salan supervise « l’Opération Référendum ». Des instructions sont diffusées aux officiers. « Il est inutile d’insister sur l’intérêt vital que représente pour la France le succès du référendum. Son échec compromettrait irrémédiablement la politique de rénovation entreprise depuis le 13 mai. Il importe donc que l’armée, détentrice des pouvoirs civils et militaires en Algérie, entreprenne une vaste campagne de propagande pour obtenir :
une participation massive au référendum ;
une très forte majorité de Oui.
[...] pour mettre en condition la population musulmane, il faut surtout créer et développer le mythe De Gaulle » [27].
Toutes les réunions en faveur du Non sont interdites et les matériels électoraux saisis. Lors des opérations de vote, l’armée établit les listes électorales, transporte les populations aux bureaux de vote, tient les urnes, et dépouille les bulletins. La mascarade est complète.
En métropole, la Constitution est approuvée par 79,25% des suffrages exprimés. Dans les colonies, la moyenne est de 94% de Oui. On atteint même 99,99% en Côte-d’Ivoire. Seule ombre au tableau : la Guinée. De Gaulle a décidé de lui donner sa liberté et de lui faire payer cher l’affront qu’elle lui a fait. Ce sera aussi un moyen de dissuader les autres prétendants à l’indépendance. Les élections n’y étant pas contrôlées par l’armée et aucune fraude importante n’ayant été relevée, le Oui n’y remporte que... 4,6%.
Avec l’adoption de la Constitution prennent fin les pleins pouvoirs accordés par la IVe République finissante. Mais, au titre des dispositions transitoires prévues par l’article 92 du nouveau texte, ils sont prolongés pour quatre mois. Le temps nécessaire pour procéder à l’élection du premier président de la Ve République et des nouveaux députés. Un collège de grands électeurs, composé en majorité de notables ruraux, élit Charles De Gaulle à 78%. Pour les législatives, le gouvernement décrète le scrutin majoritaire à deux tours et découpe à son avantage les circonscriptions de sorte qu’un candidat gaulliste a besoin de dix-neuf mille voix pour être élu quand il en faut trois cent quatre-vingt mille à un candidat communiste. Les gaullistes, qui ne recueillaient que 4,42% des voix lors de la consultation précédente, obtiennent 198 députés. La plupart de ceux qui s’étaient opposés à la Constitution sont balayés ; parmi eux, Pierre Mendès-France est battu par un jeune opusien, Rémy Montagne. Les institutions ayant été verrouillées, les pleins pouvoirs peuvent prendre fin.
De Gaulle réorganise son équipe. Michel Debré est nommé Premier ministre ; René Brouillet devient directeur de cabinet du président, tandis que Georges Pompidou passe au Conseil constitutionnel. Geoffroy Chodron de Courcel est nommé secrétaire général de l’Élysée, tandis que le général André Beaufre le remplace à l’OTAN.
Une monarchie élective
Contrairement à ce que prétend l’histoire officielle, la IVe République n’est pas morte d’être trop démocratique, mais de ne pas être assez républicaine. Certes, le harcèlement parlementaire du gouvernement a provoqué une instabilité ministérielle impropre à la conduite de grandes réformes. Il était possible de remédier à ce grave défaut en rééquilibrant les pouvoirs par un simple contrôle de constitutionnalité du règlement interne des Assemblées, mais aucune majorité ne le fit.
Surtout, la IVe République n’a pas su appliquer les principes universalistes dont elle se réclamait. Elle a refusé avec obstination l’égalité en droits des « peuples associés », par exemple en remettant toujours à plus tard la suppression du double collège électoral en Algérie, pourtant annoncée par le Front populaire, en 1936. Elle a craint les résultats du suffrage universel qui seraient advenus si les électeurs français étaient devenus majoritairement non européens. [28]
Au contraire, face à ces contradictions, De Gaulle incarne une cohérence : la domination par la force. Pour maintenir encore le joug français sur les colonisés, il se propose d’exalter le nationalisme et de solder l’idéal universaliste de la République. Pour ce faire, il accorde une complète autonomie à chaque colonie, de sorte que le principe égalitaire en vigueur en métropole puisse cohabiter avec des systèmes discriminatoires variés hors métropole, et que leur exploitation économique puisse perdurer. En outre, il entend liquider la démocratie représentative, le « régime d’Assemblée », qu’il exècre et instaurer un pouvoir personnel. Dans la tradition bonapartiste, il prétend, par sa personne, réconcilier l’inconciliable : le contrat social de la République et la France éternelle de l’Ancien régime. Ainsi ponctue-t-il ses interventions d’un paradoxal « Vive la République ! Vive la France ! ».
Il est objectivement aidé dans son entreprise par les socialistes et les communistes qui, postulant le primat du collectif sur l’individu, ne veulent pas davantage que lui reconnaître l’égale citoyenneté des individus, bien que ce soit au nom du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ».
Comme le notent à l’époque tous les commentateurs, les institutions de la Ve République n’a de républicaine que le nom. On ne voit d’ailleurs pas comment un putsch militaire, ourdi pour renverser une république, pourrait donner naissance à une nouvelle république. Elles consacrent une « monarchie non héréditaire », selon la formule de Mendès-France. Pire, en faisant du président de la pseudo-République, le président de droit de la Communauté, elle le rend personnellement responsable de l’Empire comme les rois des Belges étaient personnellement propriétaires de leurs colonies. En définissant le domaine de compétence de la Communauté, elle définit les pouvoirs du président dans ce que l’on appellera désormais « le domaine réservé ». Ce domaine comprend « la politique étrangère, la défense, la monnaie, la politique économique et financière commune ainsi que la politique des matières premières stratégiques. Il comprend en outre, sauf accord particulier, le contrôle de la justice, l’enseignement supérieur, l’organisation générale des transports extérieurs et communs et des télécommunications. Des accords particuliers peuvent créer d’autres compétences communes ou régler tout transfert de compétence de la Communauté à l’un de ses membres » (article 78).
Un lobbyiste du patronat, Georges Albertini, le stay-behind qui dirige la principale officine anti-communiste en France, intervient auprès de De Gaulle pour faire ajouter une disposition à la Constitution. Elle dispose : « [Les partis et groupements politiques] doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie " (article 4). Elle devrait permettre d’interdire le Parti communiste quand le rapport de force s’y prêtera.
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