Paru mercredi 14 juin 2006 dans Libération...
Le ministre de l'Intérieur souhaite faire de l'ignorance une condition d'intégration
par Martin WINCKLER
Pour Nicolas Sarkozy, il est concevable de régulariser les papiers des immigrants en situation irrégulière à condition que leurs enfants soient primo scolarisés, deuzio nés en France et tertio ne parlent pas la langue de leur pays d'origine (ailleurs, j'ai lu «n'aient aucun lien avec leur pays d'origine»).
Primo : «Nés en France», cela va sans dire. Même si, contrairement à ce que je pensais jusqu'à aujourd'hui, en droit, une personne née en France n'est française que si un de ses parents est lui-même français... Les enfants nés en France qui y résident depuis plus de cinq ans peuvent demander la nationalité française... à partir de l'âge de 16 ans. Ça donne le temps de les reconduire à la frontière.
Deuzio : «Scolarisés», est-ce qu'il faut vraiment le préciser ? L'école républicaine est là pour accueillir tout le monde (sauf les filles voilées, bien entendu). L'instruction est gratuite, laïque et obligatoire. Notez bien que, s'ils sont seulement scolarisés (mais pas nés en France), ça ne vaut pas.
Voici ce qui vient de se passer au Mans, la ville d'où j'écris. «Des policiers français, accompagnés d'une traductrice, sont venus chercher dans une école maternelle du Mans deux petits frères kurdes de 3 et 6 ans, dont la mère était en cours de reconduite à la frontière après le dépôt d'une demande d'asile politique. Le directeur de l'établissement a remis les enfants aux policiers après avoir obtenu le feu vert de sa hiérarchie. Les enfants étaient scolarisés dans cette école depuis mars dernier. "Les deux petits commençaient à s'intégrer. [...] Ça nous a choqués. Venir dans une école, ça ne se fait pas", a témoigné une enseignante... Des parents, des professeurs, des associations se sont mobilisés dans plusieurs villes pour empêcher des expulsions d'enfants clandestins» (dépêche d'agence).
Certes, la mère a déjà fait une demande d'asile politique en Norvège et, d'après les accords européens, c'est le premier pays sollicité qui doit traiter la demande. Mais était-il nécessaire d'aller faire chercher les enfants à l'école en milieu de journée par des policiers ? Était-il inconcevable que la mère elle-même (accompagnée, au besoin, par une policière en civil, si on avait peur qu'elle s'éclipse) aille les chercher à la sortie de l'école ? Était-il inconcevable que la situation soit expliquée aux enseignants et aux autres enfants au lieu d'agir selon une procédure qui rappelle furieusement l'Occupation et la collaboration ?
À mes yeux de citoyen, ces enfants kurdes ont subi la même violence que les enfants juifs complaisamment raflés pendant la Seconde Guerre mondiale. Soixante ans après Vichy, les forces de l'ordre, au lieu d'être les garantes des libertés, sont encore et toujours l'instrument d'un gouvernement qui ne s'embarrasse pas de respect de l'individu.
Tertio : «La langue du pays d'origine» c'est sur ce point que la «pensée» de Nicolas Sarkozy est la plus claire. Faire de la méconnaissance de la langue du pays d'origine (ou l'«absence de tout lien avec le pays d'origine») par les enfants nés en France une condition à la régularisation des familles, ce n'est pas seulement monstrueux, c'est aussi d'une grande perversité.
Car tout enfant d'immigrant entend ses parents parler leur langue d'origine, la comprend, et la parle lui aussi. Même s'il apprend à l'école la langue du pays d'accueil. Il ne peut pas en être autrement à moins d'interdire aux parents de parler leur langue maternelle devant leurs enfants, et de ne s'adresser à eux que dans une langue d'accueil qu'ils maîtrisent le plus souvent très mal. Et ce serait d'autant plus stupide de le faire que les enfants sont souvent en eux-mêmes le principal vecteur d'intégration des parents : parlant les deux langues ils deviennent «les interprètes» de leurs parents.
Moi qui en 1962 ai émigré avec mes parents en Israël, pays dont je ne connaissais pas la langue, j'en sais quelque chose : au bout de quelques mois, mon frère et moi, qui avions respectivement 7 et 6 ans, parlions mieux l'hébreu que nos parents. Et s'il avait fallu que nous «cessions» de parler le français ?
Question : si un citoyen venu d'un pays anglophone demandait l'asile politique en France en raison de persécutions exercées sur lui par le gouvernement Bush, préciserait-on comme condition que ses enfants ne parlent jamais l'anglais ? Leur interdirait-on de prendre l'anglais comme première langue dans un collège ou un lycée républicain ? Et si un enfant de réfugié chinois né en France décide d'étudier le chinois au lycée, va-t-on l'empêcher de le faire ? Jusqu'à quel âge ces enfants seront-ils privés de tout contact avec leur pays ou leur culture d'origine ? Et dans la mesure où leur premier lien avec cette culture, cette langue, ce pays est représenté par leurs parents, Monsieur Sarkozy veut-il dire que les enfants pourraient être gardés en France, mais que, pour bien faire, les parents en seraient, eux, expulsés ?
Interdire à quelqu'un de parler sa langue ou la langue de ses parents, c'est cruel et c'est barbare. Faire de l'ignorance (ou du mensonge) une condition d'intégration, c'est pervers et monstrueux. Et, en pratique, ce n'est pas seulement monstrueux, barbare et pervers. C'est aussi très, très con. Il est impossible qu'un enfant ignore ses origines culturelles la langue d'origine en est non seulement le coeur mais aussi le vecteur. Et on peut se demander si Nicolas Sarkozy, qui n'hésite jamais à rappeler qu'il est lui-même issu d'une famille d'immigrés, ignore tout de la langue de ses ancêtres. En tout cas, le langage politique du ministre de l'Intérieur n'a rien de maternel. Ce n'est pas un langage, d'ailleurs.
Un langage, c'est un outil de communication, d'échange, de partage, d'intelligence.
Quatre mots totalement... «étrangers» à Nicolas Sarkozy.
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